J’OBSERVAI mes deux voyageuses. L’une en position de prière musulmane admirait, yeux grands ouverts, le monde sous la glace. L’autre couchée sur le dos, paupières closes, explorait sa richesse intérieure.

Force était de reconnaître qu’Aliénor nous dépassait. Je n’avais jamais atteint une telle qualité de trip. J’avais administré aux deux jeunes femmes une dose récréative de psilocybes. Or l’écrivain réagissait comme si elle en avait avalé quatre fois plus : elle s’était élevée à ce que l’on appelle le stade psychédélique. Astrolabe vivait une sublime récréation, Aliénor créait une réalité inconnaissable.

Aphex Twin acheva une chanson et commença la suivante : Zigomatic 17, dont les sonorités court-circuitées esquissaient un électroencéphalogramme en forme de baobab phonique, et soudain je sus qui était Aliénor Malèze, et je prononçai ces paroles ailées, Aliénor, tu es un baobab, c’est pour ça que tu ne bouges pas, les premiers hommes d’Afrique ont essayé tous les arbres et chacun avait son utilité : tel brûlait bien, tel faisait de bons arcs et de bons outils, tel gagnait à être mâchouillé pendant des heures, tel poussait si vite qu’on déguisait un paysage en un an, tel, si on le râpait, parfumait la viande, tel lavait les cheveux, tel rendait sa virilité à celui qui l’avait perdue à la chasse, il n’y avait que le baobab qui décidément ne servait à rien, ce n’était pas faute d’avoir expérimenté son bois, que fait-on d’un arbre bon à rien, que fait-on par ailleurs de ce qui n’est bon à rien, arbre ou homme, on décrète qu’il est sacré, voilà son utilité, il sert à être sacré, pas touche au baobab, il est sacré, on a besoin de sacré, tu sais c’est ce truc auquel on ne comprend rien mais qui aide on ne sait pas à quoi, ça aide, si ton cœur est oppressé, va t’asseoir à l’ombre du baobab, prends exemple sur lui, sois grand et inutile, crée un réseau de branches sans autre idée que ta prolifération, aucun arbre d’Afrique n’est aussi immense que celui qui ne sert à rien, voilà, tu as compris, le grand est inutile, on a besoin de grandeur parce que c’est absolu, c’est une question de taille et non de structure, si le baobab rapetisse prodigieusement, il devient un brocoli, le brocoli peut être mangé, le baobab est le brocoli cosmique dont parlait Salvador Dalí, Aliénor, elle, c’est la version humaine du phénomène, ses dimensions sont à mi-chemin entre le baobab et le brocoli, c’est pour ça que ses écrits fascinent.

— Qu’est-ce que tu racontes ? dit Astrolabe.

C’était donc moi qui avais parlé, j’entendais une voix, je l’entends toujours, Astrolabe, entends-tu les battements de mon cœur, veux-tu entrer dans le bruit sourd qui pulse en moi, veux-tu m’enlacer de ton corps entier et me donner à entendre la musique de ta cathédrale ?

Je tends la main vers toi, la tienne est si froide que ça n’a pas de nom, j’essaie de te réchauffer, j’entoure ton corps recroquevillé de mes bras et de mes jambes, je souffle sur toi mon haleine tiède, comme un souffleur de verre, je crée autour de nous une bulle, te voici dans mon étreinte qui a pour anagramme éternité, tu as remarqué qu’il n’y a plus de temps, sous trip, une minute, une heure, un siècle sont synonymes pour de bon, enlace-moi de tes jambes et de tes bras comme je t’ai enlacée, nous sommes une bulle humaine, cette chanson s’appelle Zigomatic 17, elle dure depuis un millénaire, je vais te faire des choses intéressantes qui rétabliront ta chaleur, ne t’inquiète pas pour Aliénor, on peut faire l’amour en présence d’un baobab, cela ne dérange pas les brocolis géants, j’ai comme toi la chair de poule, de désir mais aussi de froid, j’ai l’habitude, le trip donne très froid, c’est pour nous rappeler le sens de la vie, dans l’univers ne sévirait que l’infinie loi du froid si n’avait explosé l’étincelle qui a engendré l’existence, le monde n’est strictement rien d’autre que ce conflit permanent entre le froid et le chaud, la mort et la vie, le gel et le feu, il ne faut jamais oublier que le froid a précédé le chaud, il est donc le plus fort, un jour il triomphera de nous, entre-temps il faut vivre et le combattre, tu es la neige que je vais faire fondre.

Je parviens à la déshabiller, incrédule, il est si facile de découvrir la beauté, il suffit de lui enlever ses vêtements, hélas, presque aussitôt m’est révélé le problème, Astrolabe est constituée de pierre, sans métaphore, il fallait me dire que tu étais une statue, elle se regarde, se touche, que m’est-il arrivé, d’habitude je n’ai pas ce corps, suis-je ainsi partout, oui, tu es de la pierre partout, elle rit, moi je ne trouve pas ça drôle, elle me demande si j’ai déjà fait l’amour sous champignons, non, mais j’ai des amis qui en ont été capables, ce doit être possible, elle me demande si c’est ça être stone, j’imagine que oui, il est terrible d’apprendre en de telles circonstances la réalité d’une expression, je la caresse dans l’espoir de lui rendre son corps de chair, Astrolabe n’en durcit que davantage, est-il pensable d’être dure à ce point, elle se donne des coups de poing sur le ventre, avec sidération, elle me dit qu’elle ne sent rien, sauf une douleur au poing, je suis une statue de glace, conclut-elle.

Désespéré, je la prends dans mes bras, combien de temps sa dureté durera-t-elle, c’est précisément le hic, Astrolabe, sous trip, le temps n’existe pas, si tu es stone dix minutes, c’est comme si tu l’étais dix heures, dix mois, nous sommes enfermés en une zone de non-temps, c’est formidable quand on est très heureux, et quand on souffre c’est l’enfer, il suffit de ne pas souffrir, mais comment ne pas souffrir quand on est au comble du désir et que l’autre est une pierre, elle rit, ton plan était foireux, mon pauvre Zoïle.

Son rire me consterne, je comprends qu’elle n’a pas de peine, peut-être même y trouve-t-elle son compte, je suis seul dans ma frustration, si elle m’aime, elle m’aime comme aiment les statues de glace, je contemple sa beauté inaccessible, si la mort a raison de nous, si nous lui cédons, c’est parce qu’elle est belle et qu’il est impossible de lui faire l’amour.

La chanson Zigomatic 17 s’achève. Ma stupide tragédie a, par conséquent, duré huit minutes. La musique est le sablier du trip. J’ai tout raté en huit minutes qui m’ont laissé l’impression d’un an.

Astrolabe se rhabille et me conseille de l’imiter. Je remets mon armure de chagrin. Elle me dit que ce n’est pas grave, que nous partageons quelque chose. Il y a des tentatives de consolation qui décuplent la douleur. Je me tais.

En vérité, l’heure du partage est passée. Astrolabe se blottit dans le canapé et se plonge dans la contemplation d’un emballage ménager qui semble produire sur elle un effet canon. Aliénor, qui n’a pas bougé d’un cheveu, doit être en communication avec le Grand Esprit.

Je nous regarde. Nous sommes trois Occidentaux, chacun tripe de son côté. Ne communie pas qui veut.

Tout à l’heure, sous le plancher, Astrolabe et moi avions aperçu l’Artémision d’Éphèse pris dans l’eau gelée. Notre vision était identique à un détail près : ma bien-aimée distinguait une femme sous la glace. C’était elle-même.

 

 

S’ensuivirent des pensées d’une intensité extraordinaire. J’ai connu assez de bad trips pour me méfier de cette expression. Si nous n’étions pas devenus une telle tribu de chochottes, nous voudrions tous vivre ces voyages au bout de l’enfer. Pourquoi appeler mauvais cet aller-retour pour la géhenne ? La simple idée qu’on en revienne devrait tempérer cet adjectif. Et puis, je le proclame, l’expérience infernale vaut le détour.

Ce que l’on nomme bad trip consiste à voir clair. Mon premier bad trip, c’était dans le métro. Soudain, j’ai vu la laideur qui m’entourait. Or je ne l’avais pas inventée, elle était là auparavant. Mais je m’en étais protégé par ce filtre du je-m’en-fichisme ordinaire. La hideur du monde trouvait son sommet, je m’en souviens, dans la cravate du type assis en face de moi. Ce n’était pas une vision : cette cravate aurait eu de quoi épouvanter l’humanité entière si elle y avait accordé un peu d’attention. Je me rappelle avoir dû m’empêcher d’ordonner au gars d’enlever sa cravate pour la balancer par la fenêtre de la rame. « Croyez-moi, c’est pour votre bien », lui aurais-je dit. C’eût été aussi pour le mien. Le motif infect de cette cravate m’oppressait, me torturait, me faisait apparaître l’Apocalypse comme une juste cause, pourvu qu’elle emporte ce bout de tissu dans son néant.

N’avais-je pas raison ? Comment avons-nous pu nous aveugler au point de trouver la laideur supportable ? « Voyons, chacun ses goûts ! Et si cet homme était content de sa cravate ? » Voilà ce qu’on pense quand on est sans champignons. Sous trip, on explose ce genre de boniment. Porter une telle cravate, c’est une insulte, un attentat, un acte de mépris, ce comportement respire la haine, voilà, ce type me hait, il hait le genre humain.

Le bad trip est cet exercice de lucidité qui nous révèle l’enfer contenu dans la cravate de l’usager du métro. Depuis le temps qu’on nous assure que l’enfer est sur terre, que l’enfer, c’est les autres ! Enfin une confirmation fiable. L’enfer, ce n’est même pas l’autre entier : sa cravate suffit.

En vérité, il n’y a aucune différence entre le bad trip et le trip : il s’agit d’y voir clair. Pleurer de bonheur face au bleu Nattier du coussin est une attitude aussi fondée que souffrir le martyre devant une cravate atroce.

Si l’horreur d’un accessoire masculin m’avait à ce point crucifié, on peut imaginer l’absolu de ma douleur suite à mon échec sexuel avec Astrolabe.

J’en voulais à tout : à moi, à Aliénor, aux psilocybes guatémaltèques, à l’absence de psilocybes guatémaltèques, à EDF, au corps stone de ma bien-aimée, last but not least, à son rire. « Ton plan était foireux, mon pauvre Zoïle. » Même si ce n’était pas sa faute, j’en voulais à mort à Astrolabe. Oui, mon plan était foireux. N’y avait-il pas de quoi maudire le sort ? Et elle, elle riait.

C’est à ce moment-là que mon dessein a pris tournure : Astrolabe était ce que l’univers avait créé de plus élevé ; si même cette élite pouvait se conduire ainsi, je détruirais le monde. Puisque je n’avais pas les moyens, hélas, d’atomiser la planète, je choisirais un objectif à la démesure de mon dégoût.

Depuis le 11 septembre 2001, plus personne n’a de doute quant au meilleur moyen de nuire efficacement à l’humanité. Est-il à ce point indispensable que chaque jour tant de gens volent de telle ville à telle ville ? Ne s’agit-il pas plutôt de provoquer le détraqué qui bouillonne en nous ? Ces avions qui nous narguent sans cesse au-dessus de nos têtes, comment ne rêverions-nous pas de les détourner vers un édifice dont l’anéantissement nous exalterait ?

Il ne me restait plus qu’à le déterminer. Quand on tripe, les complications de la réalité s’évacuent comme rien : je ne me posais pas une question sur mon inexpérience en matière de pilotage. Cela se régla en une phrase : je n’étais pas plus bête que ceux du 11 septembre 2001. Et pour la cible, je me montrerais autrement ambitieux.

Il faudrait qu’Astrolabe se sente visée. Non, je ne fracasserais pas un Boeing sur le petit immeuble du quartier Montorgueil. Pourquoi pas un nid d’oiseau, à ce compte-là ?

Je suis parisien. À l’étranger, c’est-à-dire au-delà du périphérique, j’ai vu des bâtiments magnifiques. Mais ils n’appartiennent pas à mon imaginaire. C’est pourquoi j’éliminai le Taj Mahal qui eût été parfait en tant que symbole de l’amour.

Puisqu’il me fallait un objectif parisien, je songeai à faire œuvre de bon goût en nettoyant la ville de ses verrues : je pensais moins à la tour Montparnasse qu’à l’une de ces vraies abjections que sont le Sheraton Montparnasse ou, comble de l’absurde, la tour de Jussieu, récemment désamiantée, quand il eût été si simple et économique de l’escamoter.

Scrupuleux, j’avais le souci des dégâts collatéraux : dans le cas du Sheraton, je risquais d’atteindre le cimetière Montparnasse, et comme tous les assassins, je respecte plus les morts que les vivants ; et comment pulvériser la tour de Jussieu sans démolir le Jardin des Plantes si cher à mon cœur ?

Et puis, il ne fallait pas se laisser rattraper par cette tentation du bien. Il s’agissait de nuire et non de séduire l’opinion publique. D’autre part, si je voulais que mon acte soit en rapport avec Astrolabe, il me fallait détruire de la beauté.

D’ailleurs, détruit-on autre chose ? Il n’est pas d’exemple humain d’attentat contre la laideur. Elle ne passionne pas assez pour justifier tant d’effort. L’extrêmement moche ne suscite qu’une indignation stérile. Seul le sublime monopolise l’ardeur nécessaire à sa dégradation. Le moine de Mishima incendia le Pavillon d’or, et non l’une des nouveautés qui défiguraient déjà Kyoto. C’est l’application architecturale du « Chacun tue ce qu’il aime » de Wilde.

Le beau ne manque pas à Paris. J’éliminai le Louvre, trop grand. Comment choisir, en outre, entre la section des peintres flamands et celle de la sculpture grecque ? Bien des idées me passèrent par la tête : les jardins du Palais-Royal, l’Observatoire, la tour Saint-Jacques, Notre-Dame, mais il me semblait toujours que cela n’avait pas de sens. Il me fallait un monument qui, d’une manière ou d’une autre, renvoie à Astrolabe.

Et si je lui posais la question ?

— Y a-t-il une construction parisienne à laquelle tu t’identifies ?

Astrolabe me regarda et réfléchit. Elle tripait assez pour ne pas trouver saugrenue une telle interrogation. Ses pupilles archidilatées lui débordaient l’œil, qu’elle avait suave.

— Bien sûr. Tu ne devines pas ?

— Je ne sais pas. Les catacombes ?

Elle éclata de rire.

— Quel est le bâtiment parisien dans lequel l’alphabet a joué le plus grand rôle ? demanda-t-elle.

— Aucune idée.

— Pense à la lettre A.

Penser à une lettre quand on voyage, c’est s’attaquer à un empire. Surtout si c’est le A, la moins innocente des lettres. Une hallucination en forme de voyelle noire m’emplit la tête d’un son immense ; la tonalité du téléphone s’allongeait en un AAAA éternel, des forêts de A marchaient au pas de charge sur leurs deux jambes, brandissant des poignards exotiques en forme de A. Certains kriss de Malaisie sont des A : armes de prestige dont on ne se sert pas pour tuer n’importe qui. Le commun des humains est zigouillé d’une bête strangulation ; seuls les princes méritent l’assassinat au kriss en forme de A pointu.

J’ignore combien de temps je fus accaparé par la célèbre voyelle. Astrolabe dut se lasser, qui reprit la parole :

— Ce n’est pas une colle. La lettre A a inspiré le bâtiment parisien le plus connu.

— L’Arc de triomphe ?

— Voyons ! La tour Eiffel. C’est un A.

J’ouvris des yeux ronds, comme si je découvrais le monde.

— Je suis sidérée par le nombre de Parisiens qui ignorent l’origine de l’emblème architectural de leur ville, dit-elle. Gustave Eiffel était fou amoureux d’une femme qui s’appelait Amélie. D’où son obsession pour la lettre A, qui domine Paris depuis plus d’un siècle.

— C’est vrai ?

— Mais oui. Si cette femme s’était appelée Olga, le symbole parisien aurait une allure très différente.

Astrolabe se coucha sur le plancher à côté d’Aliénor et ferma les yeux. Les gisantes du trip disparurent ensemble dans leur dialogue avec le Grand Esprit.

Le Voyage d'hiver
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